Critique de “Shelters” par Marie Annick Gaudaré

Shelters


Avec cette nouvelle série, Eric Kaiser s’inscrit dans le cercle très restreint des artistes peintres du début de ce XXIème siècle marqués par la tradition du portrait, comme Lucien Freud ou Elizabeth Peyton. Les personnages portraiturés sont associés, par une composition en diptyque, à un abri.

Le thème de l’abri fut motivé par les événements français de l’hiver 2006, couverts par les médias, qui mobilisa l’association des Enfants de Don Quichotte aux côtés des sans-domicile-fixe, des sans-abris, d’exclus de la société. Eric Kaiser allie ici préoccupations sociales contemporaines et représentation classique du portrait. Parmi les personnages représentés , on compte des anonymes, qui pourraient être un sans-abri ou le visiteur, mais aussi des célébrités politiques, religieuses, culturelles : le président iranien Ahmadinejad , le Pape Benoit XVI, Beckett… En associant des personnalités à des anonymes, il universalise ce besoin d’abri.

Tous ces portraits comportent une charge d’intimité, qui nous les rend proches, quels que soient les sentiments exprimés ou éprouvés à leur égard. Petit format et cadrage rapproché (parfois proche de la photo d’identité) soulignent le caractère privé de ces tableaux. Eric Kaiser se concentre sur l’expression saisie par surprise de visages, la plupart perdus dans leurs pensées, en dialogue intérieur, exprimant souvent une tension : doute, inquiétude, crispation, lassitude, tristesse… Et il parvient ainsi à doter les personnages officiels d’une apparence de privauté qui engendre une confusion. Si le Pape seul sourit, les militaires iraniens en arrière-plan inquiètent. Deux des portraits, par leur regard orienté vers le spectateur, nous interpellent. Le repliement de chacun sur lui-même est souligné par des espaces introvertis traduits par des arrière-plans frontaux sans ouverture, sans échappée, sans profondeur.

Les abris en vis-à-vis semblent appartenir aux personnages, la poubelle de Beckett, la croix du Pape, l’arène du toréador. Pour d’autres, ils se chargent d’énigmes : des maisons sans porte ni fenêtre, des trous, des cercueils, des boites, des constructions géométriques. Isolés de tout environnement architectonique, perdus dans des espaces sans repère à la ligne d’horizon haute, ils deviennent des entités abstraites et mystérieuses. Les ombres projetées prononcées dramatisent et théâtralisent. Portraits et abris sont nettement séparés par la composition en diptyque et par des espaces propres sans interpénétration. De mise en distance, incertaine, interrogative, la relation entre le personnage et son abri paraît méfiante, comme l’expression d’une impossible ou difficile rencontre, pourtant attendue.

Regards dubitatifs et inhospitalité des abris génèrent une atmosphère étrange, corroborée par les titres. A la manière de Dada ou des surréalistes, ils se construisent par association, hybridation, fusion, confusion de mots, qui à la fois explicitent et troublent. Ils créent des univers émotionnels nouveaux, riches de suggestions.

Le tracé du pinceau ou la trace du couteau qu’on suit sans difficulté, mais aussi les fondus de couleurs ou les rappels chromatiques d’un panneau du diptyque à l’autre, révèlent une technique à la fois maitrisée et intuitive qui renforce l’expressivité des personnages.

Dans ce dernier travail, Eric Kaiser n’intervient pas en qualité d’observateur extérieur, mais comme metteur en scène ou directeur d’acteurs qui met en évidence une dimension sociale et psychologique. A première vue cette série de portraits semble répondre aux attentes d’un constat sobre de la réalité, le propos est cependant moins la véracité de la représentation que la traduction des tensions qui habitent l’homme (issus des tensions propres de l’artiste, récurrentes dans son œuvre).

Marie Annick Gaudaré
professeur d’arts plastiques (Académie de Nancy-Metz)
Octobre 2007