Critique de “Je(ux) d'(h)ivers” par Roland Huesca

Je(ux) d'(h)ivers ou la rhétorique silencieuse des corps


Brossés sur les toiles s’érigent des corps. Des corps, encore et encore. Corps mémoires, corps passés, corps présents, corps habités et façonnés. Au moment où les skieurs s’élancent sur les pistes de Sotchi pour glaner quelques médailles olympiques, Éric Kaiser, en résidence à Leipzig, met en scène ses « jeux divers ». Jeux de mots ? Pas seulement ! Pris dans les turbulences du lieu et du moment, l’artiste entrelace deux formes histoires : histoire de l’art bien sûr, celle de la peinture de tradition figurative de la ville ou encore celle du siècle d’or espagnol, et histoires de vie, de sa vie ; parfois, sous forme de fiction, sa présence s’immisce dans une série d’autoportraits. Du même geste, ces œuvres plongent le public au centre d’univers devenus, au bout des regards, de véritables lieux de mémoire animés par le feu et le souffle du présent. À l’image des néo-réalistes, le peintre peaufine ses jeux d’échelles ; il travaille à la coexistence de différents espaces sensibles où le grand jouxte le petit, où la dynamique du mouvement côtoie l’assurance tranquille de l’immobilité, où le réel enfin borde les terres éthérées des mondes oniriques. Ici, au gré d’une torsion, la mouvance d’un buste prend vie au cœur d’une diagonale. Les bras créent la tension, suggèrent le mouvement. Paradoxalement, le « couple » qui les anime semble unir les contraires dans la paix. Là, bien calé sur les bords béants d’un espace azur, un athlète presque nu fait un pont. En contrebas, une ville-filature apparaît dans les contreforts du vide. Une brèche s’est ouverte au cœur même de cette humanité virginale : celle d’une civilisation qui, de ses tréfonds, la transforme et la travaille toujours et encore. Ailleurs, l’heure est à l’hommage. En une pose statique, l’artiste se peint les yeux fermés. Pas de renvoi explicite pour autant dans cette ode à Zurbaran, simplement une évocation emprunte de mysticisme. Les yeux clos, en signe de recueillement, les mains légèrement ouvertes et tournées vers le ciel pour communiquer avec les sphères célestes. C’est tout. La forme s’impose sobre et belle. Sous l’emprise de sa palette, Éric Kaiser désarticule les doxas commémoratives pour mieux les remanier. Avec lui, le recyclage devient une attitude existentielle mettant au placard les évidences les plus communes. Au creux de cette mémoire visitée se love la singularité d’un présent de vie riche de ce qui l’a nourri. Ici, l’heure n’est pas à la reproduction du même, mais à la prise en compte singulière de ce qui nous forge. Plus loin, la mise en abime du travail du peintre fait entrer le public dans les coulisses et les vertiges de l’intime. Le voilà à genoux, l’avant-bras sur les yeux, un stylet à la main. Entouré de ce qui pourrait être des autres lui-même, il semble entrer en lui-même. Autour, des usines encore. Des masses abstraites et colorées aussi. Au cœur de la toile, parsemés çà et là, des espaces suspendus annihilent les effets pourtant tangibles de la perspective. Dans ces univers disparates, l’œil du public accommode mal ces lieux et ces temps. De là nait le trouble, un trouble fécond invitant le public à s’immiscer dans les contrées du rêve…

Donner un sens à son existence, avoir le plus possible la sensation d’être soi à chaque instant par un retour réflexif sur son expérience : voilà le programme de cette exposition ! Dans son Gai savoir, Nietzsche déjà pensait qu’il fallait donner du style à sa vie au prix d’un patient exercice et d’un travail quotidien. Dans les œuvres d’Éric Kaiser, cette esthétique du sensible, devenue projet de vie, fonctionne d’autant mieux qu’elle est offerte en partage. Pris à témoin, le public devient l’altérité nécessaire validant le contrat que l’artiste a passé lui-même. Au centre toujours : le corps. Immanente, cette corporéité est aujourd’hui devenue l’espace privilégié de l’expression de la personnalité : celle d’un moi singulier qui, riche des apports de sa mémoire et de ses multiples présents, travaille à la construction de soi. Et ce n’est pas la moindre des qualités du travail d’Éric Kaiser que de nous le montrer.

Roland Huesca
Professeur d’Esthétique à l’Université de Lorraine